Chien qui porte à son cou le dîné de son maître (Le)
Recueil : | II parution en 1678. | |
Livre : | VIII | |
Fable : | VII composée de 40 vers. |
La Fontaine
001 002 003 004 005 006 007 008 009 010 011 012 013 014 015 016 017 018 019 020 021 022 023 024 025 026 027 028 029 030 031 032 033 034 035 036 037 038 039 040 |
Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles, Ni les mains à celle de l'or : Peu de gens gardent un trésor Avec des soins assez fidèles. Certain Chien, qui portait la pitance au logis, S'était fait un collier du dîné de son maître. Il était tempérant plus qu'il n'eût voulu l'être Quand il voyait un mets exquis : Mais enfin il l'était et tous tant que nous sommes Nous nous laissons tenter à l'approche des biens. Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens, Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes. Ce Chien-ci donc étant de la sorte atourné, [1] Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné. Il n'en eut pas toute la joie Qu'il espérait d'abord : le Chien mit bas la proie, Pour la défendre mieux n'en étant plus chargé. Grand combat : D'autres chiens arrivent ; Ils étaient de ceux-là qui vivent Sur le public, et craignent peu les coups. Notre Chien se voyant trop faible contre eux tous, Et que la chair courait un danger manifeste, Voulut avoir sa part ; Et lui sage : [2] il leur dit : Point de courroux, Messieurs, mon lopin [3] me suffit : Faites votre profit du reste. A ces mots le premier il vous happe un morceau. Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille ; A qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille ; Chacun d'eux eut part au gâteau. Je crois voir en ceci l'image d'une Ville, Où l'on met les deniers à la merci des gens. Echevins, Prévôt des Marchands, [4] Tout fait sa main [5] : le plus habile Donne aux autres l'exemple ; Et c'est un passe-temps De leur voir nettoyer un monceau de pistoles. Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot, On lui fait voir qu'il est un sot. Il n'a pas de peine à se rendre : C'est bientôt le premier à prendre. |
|
Source
D'Alsace ou d'Allemagne, où cette fable semble prendre naissance au début du XVIIe siècle, elle transite par les Pays-Bas puis émigre jusqu'en Angleterre, où elle apparaît chez Kenelm Digby et Antoine Legrand. De là, elle passe dans le Troisième et dernier Discours septique de Samuel Sorbière, daté du 31 décembre 1656 et dédié à l'abbé de Marolles.
Remarque :
Une correspondance de Brossette à Boileau du 21 décembre 1706 donne explicitement ce texte pour source à la fable de La Fontaine, bien qu'il échaffaude par la suite, tout un roman pour attribuer le mérite de lui avoir servi de modèle à une version en vers composée par un de ses compatriote lyonnais, M. de Puget. La Fontaine en avait eu vent, oralement, bien avant que ce récit ne soit imprimé.
Un grand mâtin fort bien dressé,
Chez un boucher de connaissance,
D'un pas diligent et pressé
Portait souvent tout seul un panier par son anse.
Le boucher l'emplissait avec fidélité
Des mets les plus friands qu'il eût dans sa boutique;
Et le mâtin, malgré son ventre famélique,
Les portait à son maître en chien de probité.
Toutefois il avint qu’un jour un certain dogue
Fourra dans le panier son avide museau
Et d'un air insolent et rogue
En tira le plus gros morceau.
Pour le ravoir, sur lui notre mâtin s'élance.
Le dogue se met en défense;
Et pendant qu'ils se colletaient,
Se mordaient, se culbutaient,
De chiens une nombreuse et bruyante cohue
Fondit sur le panier des deux bouts de la rue.
Le mâtin s'étant aperçu,
Après maint coup de dents reçu,
Qu'entre tant d’affamés la viande partagée
Serait bientôt toute mangée,
Conclut qu'à résister il n'aurait aucun fruit.
Il changea donc soudain de style et de méthode,
Et devenu souple et commode,
Prit sa part du butin qu'il dévora sans bruit.
Ainsi, dans les emplois que fournit la cité,
Tel des deniers publics veut faire un bon usage
Qui d'abord des pillards retient l'avidité,
Mais après s'humanise et prend part au pillage.
Remarque :
Une correspondance de Brossette à Boileau du 21 décembre 1706 donne explicitement ce texte pour source à la fable de La Fontaine, bien qu'il échaffaude par la suite, tout un roman pour attribuer le mérite de lui avoir servi de modèle à une version en vers composée par un de ses compatriote lyonnais, M. de Puget. La Fontaine en avait eu vent, oralement, bien avant que ce récit ne soit imprimé.
Un grand mâtin fort bien dressé,
Chez un boucher de connaissance,
D'un pas diligent et pressé
Portait souvent tout seul un panier par son anse.
Le boucher l'emplissait avec fidélité
Des mets les plus friands qu'il eût dans sa boutique;
Et le mâtin, malgré son ventre famélique,
Les portait à son maître en chien de probité.
Toutefois il avint qu’un jour un certain dogue
Fourra dans le panier son avide museau
Et d'un air insolent et rogue
En tira le plus gros morceau.
Pour le ravoir, sur lui notre mâtin s'élance.
Le dogue se met en défense;
Et pendant qu'ils se colletaient,
Se mordaient, se culbutaient,
De chiens une nombreuse et bruyante cohue
Fondit sur le panier des deux bouts de la rue.
Le mâtin s'étant aperçu,
Après maint coup de dents reçu,
Qu'entre tant d’affamés la viande partagée
Serait bientôt toute mangée,
Conclut qu'à résister il n'aurait aucun fruit.
Il changea donc soudain de style et de méthode,
Et devenu souple et commode,
Prit sa part du butin qu'il dévora sans bruit.
Ainsi, dans les emplois que fournit la cité,
Tel des deniers publics veut faire un bon usage
Qui d'abord des pillards retient l'avidité,
Mais après s'humanise et prend part au pillage.