Dépositaire infidèle (Le)


Recueil : II parution en 1678.
Livre : IX
Fable : I composée de 91 vers.

La Fontaine
001  
002  
003  
004  
005  
006  
007  
008  
009  
010  
011  
012  
013  
014  
015  
016  
017  
018  
019  
020  
021  
022  
023  
024  
025  
026  
027  
028  
029  
030  
031  
032  
033  
034  
035  
036  
037  
038  
039  
040  
041  
042  
043  
044  
045  
046  
047  
048  
049  
050  
051  
052  
053  
054  
055  
056  
057  
058  
059  
060  
061  
062  
063  
064  
065  
066  
067  
068  
069  
070  
071  
072  
073  
074  
075  
076  
077  
078  
079  
080  
081  
082  
083  
084  
085  
086  
087  
088  
089  
090  
091  
Grâce aux Filles de Mémoire,
J'ai chanté des animaux ;
Peut-être d'autres Héros
M'auraient acquis moins de gloire.
Le Loup en langue des Dieux [1]
Parle au Chien dans mes ouvrages ;
Les Bêtes à qui mieux mieux
Y font divers personnages ;
Les uns fous, les autres sages,
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant ;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la Scène
Des Trompeurs, des Scélérats,
Des Tyrans et des Ingrats,
Mainte imprudence pécore,
Force Sots, force Flatteurs ;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le Sage.
S'il n'y mettait seulement
Que les gens du bas étage,
On pourrait aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes ;
Mais que tous tant que nous sommes
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avait dit,
Je soutiendrais le contraire ;
Et même qui mentirait
Comme Esope et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.
L'un et l'autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s'il se peut :
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain Dépositaire,
Payé par son propre mot,
Est d'un méchant et d'un sot.
Voici le fait. Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s'en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent [2] de fer un jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
- Votre fer ? Il n'est plus. J'ai regret de vous dire
Qu'un Rat l'a mangé tout entier.
J'en ai grondé mes gens : mais qu'y faire ? un Grenier
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire [3]
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours, il détourne l'enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie :
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimais un fils plus que ma vie ;
Je n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus.
On me l'a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit : Hier au soir sur la brune
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit : Comment voulez-vous que je croie
Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie ?
Mon fils en un besoin eût pris le Chat-huant.
- Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment ;
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige
D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les Chats-huants d'un pays
Où le quintal [4] de fer par un seul Rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ?
L'autre vit où tendait cette feinte aventure :
Il rendit le fer au Marchand,
Qui lui rendit sa géniture.
Même dispute avint entre deux voyageurs.
L'un d'eux était de ces conteurs
Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope.
Tout est Géant chez eux. Ecoutez-les, l'Europe,
Comme l'Afrique aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyait l'hyperbole permise.
J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
- Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une Eglise.
Le premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux.
L'homme au pot fut plaisant ; l'homme au fer fut habile.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur ;
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile [5].
Haut de page

[1] En vers.
[2] cent livres.
[3] Richelet : Admirer, "se prend quelquefois en mauvaise part, et signifie être surpris, être étonné", comme le latin admirari.
[4] Richelet : "C'est le poids de cent livres".
[5] C'est le conseil donné par Quintillien à l'avocat dans son Institution oratoire [VI, III, 79-80] : "Sic eluditur et ridiculum ridiculo [...] mendacium quoque mendacio" ["C'est ainsi qu'on repousse aussi le ridicule par le ridicule [...] le mensonge par le mensonge"].
Source Pilpay, De l'Ours et l'Amateur des jardins (Livre des Lumières pp. 137-140).

Remarque :
Selon Louis Arnould ("La Fontaine à la Foire", Bulletin de la faculté des Lettres de Poitiers, 1890, PP. 27-32), elle pourrait avoir été inspirée par une facétie de Bruscambille.
Images

532x257
Dépositaire infidèle (Le)
Gustave Doré
Illustrateur français (1832-1883)