Matrone d'Ephèse (La) (Conte)
Recueil : | III parution en 1682. | |
Livre : | XII | |
Fable : | Non classée composée de 196 vers. |
La Fontaine
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S'il est un conte usé, commun et rebattu [1], C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise. - Et pourquoi donc le choisis-tu ? Qui t'engage à cette entreprise ? N'a-t-elle point déjà produit assez d'écrits ? Quelle grâce aura ta Matrone Au prix de celle de Pétrone ? Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ? - Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie, Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie. Dans Ephèse, il fut autrefois Une dame en sagesse et vertus sans égale, Et selon la commune voix Ayant su raffiner sur l'amour conjugale. Il n'était bruit que d'elle et de sa chasteté : On l'allait voir par rareté : C'était l'honneur du sexe : heureuse sa patrie : Chaque mère à sa bru l'alléguait pour patron [2]; Chaque époux la prônait à sa femme chérie ; D'elle descendent ceux de la prudoterie [3], Antique et célèbre maison. Son mari l'aimait d'amour folle. Il mourut. De dire comment, Ce serait un détail frivole ; Il mourut, et son testament N'était plein que de legs qui l'auraient consolée, Si les biens réparaient la perte d'un mari Amoureux autant que chéri. Mainte veuve pourtant fait la déchevelée, Qui n'abandonne pas le soin du demeurant, Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant. Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ; Celle-ci faisait un vacarme, Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs ; Bien qu'on sache qu'en ces malheurs De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte, La douleur est toujours moins forte que la plainte, Toujours un peu de faste [4] entre parmi les pleurs. Chacun fit son devoir de dire à l'affligée Que tout a sa mesure, et que de tels regrets Pourraient pécher par leur excès : Chacun rendit par là sa douleur rengrégée [5]. Enfin ne voulant plus jouir de la clarté Que son époux avait perdue, Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté D'accompagner cette ombre aux enfers descendue. Et voyez ce que peut l'excessive amitié ; (Ce mouvement aussi va jusqu'à la folie) Une esclave en ce lieu la suivit par pitié, Prête à mourir de compagnie. Prête, je m'entends bien ; c'est-à-dire en un mot N'ayant examiné qu'à demi ce complot, Et jusques à l'effet courageuse et hardie. L'esclave avec la dame avait été nourrie. Toutes deux s'entraimaient, et cette passion Etait crue avec l'âge au coeur des deux femelles : Le monde entier à peine eût fourni deux modèles D'une telle inclination. Comme l'esclave avait plus de sens que la dame, Elle laissa passer les premiers mouvements, Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme Dans l'ordinaire train des communs sentiments. Aux consolations la veuve inaccessible S'appliquait seulement à tout moyen possible De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux : Le fer aurait été le plus court et le mieux, Mais la dame voulait paître encore ses yeux Du trésor qu'enfermait la bière, Froide dépouille et pourtant chère. C'était là le seul aliment Qu'elle prît en ce monument. La faim donc fut celle des portes Qu'entre d'autres de tant de sortes, Notre veuve choisit pour sortir d'ici-bas. Un jour se passe, et deux sans autre nourriture Que ses fréquents soupirs, que ses fréquents hélas, Qu'un inutile et long murmure Contre les dieux, le sort, et toute la nature. Enfin sa douleur n'omit rien, Si la douleur doit s'exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence Non loin de ce tombeau, mais bien différemment, Car il n'avait pour monument Que le dessous d'une potence. Pour exemple aux voleurs on l'avait là laissé. Un soldat bien récompensé Le gardait avec vigilance. Il était dit par ordonnance Que si d'autres voleurs, un parent, un ami L'enlevaient, le soldat nonchalant, endormi, Remplirait aussitôt sa place, C'était trop de sévérité ; Mais la publique utilité Défendait que l'on fit au garde aucune grâce. Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau. Curieux, il y court, entend de loin la dame Remplissant l'air de ses clameurs. Il entre, est étonné, demande à cette femme, Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, Pourquoi cette triste musique, Pourquoi cette maison noire et mélancolique. Occupée à ses pleurs à peine elle entendit Toutes ces demandes frivoles, Le mort pour elle y répondit ; Cet objet sans autres paroles Disait assez par quel malheur La dame s'enterrait ainsi toute vivante. Nous avons fait serment, ajouta la suivante, De nous laisser mourir de faim et de douleur. Encore que le soldat fût mauvais orateur, Il leur fit concevoir ce que c'est que la vie. La dame cette fois eut de l'attention ; Et déjà l'autre passion Se trouvait un peu ralentie. Le temps avait agi. Si la foi du serment, Poursuivit le soldat, vous défend l'aliment, Voyez-moi manger seulement, Vous n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament Ne déplut pas aux deux femelles : Conclusion qu'il obtint d'elles Une permission d'apporter son soupé ; Ce qu'il fit ; et l'esclave eut le coeur fort tenté De renoncer dès lors à la cruelle envie De tenir au mort compagnie. Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu : Qu'importe à votre époux que vous cessiez de vivre ? Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre Si par votre trépas vous l'aviez prévenu ? Non Madame, il voudrait achever sa carrière. La nôtre sera longue encor si nous voulons. Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ? Nous aurons tout loisir d'habiter ces maisons. On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ; Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée. Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ? Que vous servira-t-il d'en être regardée ? Tantôt en voyant les trésors Dont le Ciel prit plaisir d'orner votre visage, Je disais : hélas ! c'est dommage, Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. A ce discours flatteur la dame s'éveilla. Le Dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira Deux traits de son carquois ; de l'un il entama Le soldat jusqu'au vif ; l'autre effleura la dame : Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat, Et des gens de goût délicat Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme. Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié, Sorte d'amour ayant ses charmes, Tout y fit : une belle, alors qu'elle est en larmes En est plus belle de moitié. Voilà donc notre veuve écoutant la louange, Poison qui de l'amour est le premier degré ; La voilà qui trouve à son gré Celui qui le lui donne ; il fait tant qu'elle mange, Il fait tant que de plaire, et se rend en effet Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait. Il fait tant enfin qu'elle change ; Et toujours par degrés, comme l'on peut penser : De l'un à l'autre il fait cette femme passer ; Je ne le trouve pas étrange. Elle écoute un Amant, elle en fait un Mari ; Le tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri. Pendant cet hyménée un voleur se hasarde D'enlever le dépôt commis aux soins du garde. Il en entend le bruit ; il y court à grands pas ; Mais en vain, la chose était faite. Il revient au tombeau conter son embarras, Ne sachant où trouver retraite. L'Esclave alors lui dit le voyant éperdu : L'on vous a pris votre pendu ? Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ? Si Madame y consent j'y remédierai bien. Mettons notre mort en la place, Les passants n'y connaîtront rien. La Dame y consentit. O volages femelles ! La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles, Il en est qui ne le sont pas. S'il en était d'assez fidèles, Elles auraient assez d'appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces. Ne vous vantez de rien. Si votre intention Est de résister aux amorces, La nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution Nous trompe également ; témoin cette Matrone. Et n'en déplaise au bon Pétrone, Ce n'était pas un fait tellement merveilleux Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux [6]. Cette veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire ; Qu'au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ; Car de mettre au patibulaire, Le corps d'un mari tant aimé, Ce n'était pas peut-être une si grande affaire. Cela lui sauvait l'autre ; et tout considéré, Mieux vaut goujat [7] debout qu'Empereur enterré |
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Source
Pétrone, Satiricon (CXI-CXII).
Ce conte et le suivant ont paru pour la première fois en 1682 à la suite du Poème du Quinquina.
Ce conte et le suivant ont paru pour la première fois en 1682 à la suite du Poème du Quinquina.