Deux Rats, le Renard, et l'Oeuf (Les)


Recueil : II parution en 1678.
Livre : IX
Fable : Non classée composée de 59 vers.

La Fontaine
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Deux Rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un Oeuf.
Le dîné suffisait à gens de cette espèce !
Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un Boeuf.
Pleins d'appétit, et d'allégresse,
Ils allaient de leur oeuf manger chacun sa part,
Quand un Quidam parut. C'était maître Renard ;
Rencontre incommode et fâcheuse.
Car comment sauver l'oeuf ? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner,
C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'oeuf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L'autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir après, un tel récit,
Que les bêtes n'ont point d'esprit.
Pour moi, si j'en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,
J'attribuerais à l'animal
Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort :
Je subtiliserais [1] un morceau de matière,
Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu : car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme en s'épurant peut-elle pas de l'âme
Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l'or
Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu'un Singe jamais fit le moindre argument.
A l'égard de nous autres hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort :
Nous aurions un double trésor ;
L'un cette âme pareille en tout-tant [2] que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux ;
L'autre encore une autre âme, entre nous et les Anges
Commune en un certain degré
Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais quoique ayant commencé :
Choses réelles, quoique étranges.
Tant que l'enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu'une tendre [3] et faible lumière ;
L'organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait [4]
L'autre âme, imparfaite et grossière.
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[1] Je le rendrais plus subtil.
[2] Sic. On peut hésiter entre "tous tant" [cf. Le Chien qui porte à son cou ... VIII, 7, v.9], et "tout ce que nous sommes" [cf. La Besace, I, 7, v.27].
[3] Richelet : "Délicat, faible".
[4] Expression d'origine platonicienne. Cf. l'Astrée, troisième partie, v, t.III, p.267 : "Depuis que l'âme est enveloppée de ce corps que nous avons", etc.
Source Autrement nommé Discours à Madame de la Sablière, certaines éditions placent cette fable en dernière place du Livre IX.

Remarque :
L'ingénieux moyen de transport inventé par les Rats de La Fontaine était attribué aux boubaks par G. Le Vasseur, aux castors par Gabriel Sagard, récollet, dans son Grand Voyage au pays des Hurons (Paris, 1632, p. 319), aux marmottes ("mures alpini") par Pline l'Ancien (Histoire naturelle, VIII, LV, 37) qui pourrait bien être la source génératrice non seulement de l'apologue, mais des autres exemples introduits auparavant dans le Discours et par Jacques Spon dans son Apologie des bêtes, poème publié dans son Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, fait aux années 1675 et 1676 par Jacques Spon et George Wheler (Lyon, 1678).
Images

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Deux Rats, le Renard, et l'Oeuf (Les)
Gustave Doré
Illustrateur français (1832-1883)

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Deux Rats, le Renard, et l'Oeuf (Les)
Gustave Doré
Illustrateur français (1832-1883)