De l’origine au dernier fabuliste ?


Les recherches sur la fable ont longtemps buté sur le problème de ses origines. Au XIXe siècle, on admet enfin qu’il s’agit de fictions, mais c’est pour supposer aussitôt qu’elles ont un sens caché qu’il faut décrypter : il s’agirait par exemple de mythes solaires ou de rites saisonniers transcrits en images symboliques. Les fables sont inséparables des contes. Il s’agit de formes d’art spécifiques qui viennent d’un lointain passé et qui ont un mode d’existence essentiellement oral.

« Se servir d’animaux », suivant l’expression de La Fontaine, n’est pas un choix neutre. Au-delà de toute intention politique qui peut s’y ajouter, il suppose une sorte de philosophie implicite, qui n’est pas nécessairement naïve : l’idée que l’homme est un animal parmi d’autres, privilégié certes par son intelligence, mais qui doit attention et respect aux autres espèces. Cet émerveillement devant la nature donne une saveur particulière aux contes étiologiques et mimologiques , récits qui sont censés expliquer telle ou telle caractéristique d’un animal (par exemple la lâcheté du lièvre ou la trompe de l’éléphant) ou encore justifier son cri (le conte n’hésite pas, souvent, à le traduire en langage humain).

Ésope, Phèdre deux inspirateurs.

Le recueil qu'Ésope nous laisse comporte environ trois cents brefs récits en prose, souvent accompagnés d’une courte moralité. Au-delà des anecdotes se précise la caractéristique essentielle du genre : le mentir-vrai. Là où la société emprisonne ou tue ceux qui disent la vérité, l’artiste est acculé à la « feinte », au « dire sans dire ». Et quelle meilleure ruse que de faire parler les animaux ? Les puissants du jour sont réduits à l’impuissance, car se fâcher reviendrait à avouer qu’ils se sont reconnus.

Autre étape de l’évolution de la fable, au premier siècle de notre ère : Phèdre. D’origine thrace, mais citoyen romain, il restructure le genre. La fable reste concise, mais devient, par sa construction même, une comédie ou un petit drame aux effets soigneusement préparés.

Sous le Bas-Empire et tout au long du Moyen Âge, les contes animaliers connaissent un double destin. Dans leur forme originale, ils continuent à être racontés aux veillées, dans les campagnes. Tour à tour oral et écrit, le genre connaît un essor considérable : tantôt brève histoire pour rire, en vers (ysopet, lai ou fabliau), tantôt cycle de contes d’animaux rehaussés d’allusions politiques, comme les diverses branches du Roman du Renart , violente et savoureuse satire des injustices de la société féodale.

Les fables ont un autre emploi essentiel : la pédagogie. À une époque où l’enseignement est austère et se fait essentiellement en latin, les fables d’Ésope et de ses émules, souvent illustrées, sont vite identifiées comme de remarquables instruments de travail scolaire. Dans les collèges, l’enfant traduit ces fables latines et grecques, mais il est invité aussi à les refaire, à les amplifier en développant les « circonstances », à « argumenter » à leur sujet, à disserter sur leur « morale ».

Le dernier des fabulistes ?

Le mérite des Fables de La Fontaine est dans la convenance complexe entre un genre souple et un esprit libre et inventif, attentif aux événements importants et aux grands courants de pensée de son temps. Héritier de traditions multiples, respectées et approfondies avec bonheur, La Fontaine a transformé la fable en elle-même et en tout autre chose : rapsodie de contes animaliers et essai philosophique, comme le Discours à Madame de La Sablière ou scénario plein d’imprévu et vagabondage lyrique comme Les Deux Pigeons.

La réussite de La Fontaine a-t-elle tari le genre ? Il est certain que les fables de Florian, souvent habiles et gracieuses, souffrent de la comparaison. Mais l’erreur, justement, n’est-elle pas de vouloir comparer ce qui ne doit pas l’être ? Plusieurs fabulistes, en évitant d’imiter La Fontaine et en recherchant un autre ton dans leurs traditions nationales, ont atteint une notoriété justifiée.

La fable a paru trouver un nouveau souffle dans le secteur du dessin animé, avec les courts métrages de Walt Disney, largement diffusés par le cinéma, la presse et le livre. Ce n’est pas une raison de douter de l’avenir de ce genre qui a déjà resurgi tant de fois de ses cendres. Le besoin du public contemporain en œuvres courtes, réfléchies et gaies est loin d’être comblé.