Les animaux malades de la peste.
© Copyright 2003 - 2005 Objectifbac.tk / Tous droits réservés
Introduction :
Avec Les Animaux malades de la peste, première fable du deuxième
recueil, le livre s’ouvre sur l’évocation d’un
royaume animal décimé par la peste. Le Lion, Roi des animaux,
suggère un sacrifice expiatoire volontaire ( « dévouement
» ) : que chacun confesse ses fautes, et qu’ on sacrifie «
le plus coupable » pour le salut de tous. Le Lion donne l’exemple
en s’accusant, et en se disant ensuite prêt à se «
dévouer » (v. 23-24).
Qu’en est-il des autres animaux ? On verra que l’intervention
rusée du Renard modifie sensiblement l’enjeu de cette confession
publique : après son intervention, il ne sera plus question de
justice ou de sincérité, mais de flatterie et de rapports
de force.
I. LA RUSE DU RENARD
Si le Renard est le premier à parler, c’est qu’il a eu l’idée d’un stratagème qui va changer le sens de cette confession publique.
1. Le premier à parler
Loin de « s’accuser » de ses fautes, le Renard ne parle qu’ au Roi ( " Sire, [ . . . ] vous êtes trop bon Roi », v. 34) ; mieux, en niant les fautes du Roi-Lion, il évitera de parler de ses propres fautes. La flatterie se substitue donc à la confession attendue : le Renard s’efforce de diminuer la gravité des fautes dont le Roi s’est accusé. S’agissant des moutons ( " croqués" par le Lion (v. 36 à 38), le Renard ne recourt pas à un argument rationnel (en faisant valoir que le lion est carnivore) : sa flatterie transforme la réalité en renversant les valeurs (c’est un honneur pour les moutons de se faire manger par le Roi, v. 38). Quant au Berger (v. 39 à 42), la ruse du Renard consiste à le rendre coupable d’une faute politique : ce Berger s’est cru le Roi de son troupeau, il a usurpé une royauté ( "empire" ) qui n’appartient qu’au Lion. Après l’intervention du Renard, on ne regardera donc plus les fautes mais la qualité du coupable.
2. Le piège de la flatterie
C’est bien un piège qu’a construit le Renard : la
cour est ainsi faite, que les courtisans ne peuvent pas ne pas "
applaudir " à une flatterie (v. 43). La machine est lancée
car rintervention du Renard a ainsi instauré un ordre de parole
; ce sont les plus puissants qui parleront les premiers, sûrs que
la crainte qu’ils inspirent suffira à les disculper. L’accélération
du récit (v. 44 à 46) traduit la dimension mécanique
de la scène, le narrateur ne nous faisant pas entendre au style
direct le Tigre, I’Ours et les "autres puissances". Toutes
leurs fautes ou leurs "offenses", fût-ce "les moins
pardonnables", sont d’avance excusées, avec la complicité
de tous ( "au dire de chacun", v. 48). On descend ainsi le long
de l’échelle sociale (la "puissance" physique des
animaux étant une image de leur qualité sociale), "jusqu’aux
simples mâtins", c’est-à-dire jusqu’aux
gros chiens de garde.
Au terme du processus, on devait logiquement arriver à celui des
animaux qui ne fait peur à personne, et que nul donc n’aura
intérêt à disculper. Mais l’Âne (v. 49
à 54) qui vient "à son tour" est victime moins
peut-être de sa faiblesse que de sa bêtise. Il commet en effet
deux erreurs : tout d’abord, il s’ accuse en cherchant à
se disculper par tous les moyens possibles d’une faute qu’il
présente comme le résultat d’une tentation ( «
La faim ,l’occasion, l’herbe tendre, et je pense/Quelque diable
aussi me poussant », v. 51-52). Seul à être parfaitement
sincère ( "je n’en avais nul droit, puisqu’il
faut parler net", v. 54), il n’a pas compris la mécanique
des jugements à la cour, à savoir qu’il faut laisser
aux autres le soin de vous disculper. Seconde erreur : en s’accusant
d’ avoir mangé l’herbe d’un pré de Moines,
l’Âne rappelle ensuite à tous qu’il est herbivore.
Il ne fait donc peur à personne. Nul ne s’y trompe : tous
crient " haro sur le baudet ". Le loup (v. 56 à 59) se
fait l’interprète du sentiment commun : l’Âne
est la victime idéale, car il faut bien en effet que quelqu’un
soit sacrifié, et c’est même la seule victime possible.
On ne sacrifie donc pas "le plus coupable" (v. 33) mais bien
le plus faible. Il ne sauvera peut-être pas le peuple animal de
la peste, mais il sauve tous les autres animaux du sacrifice.
II. L’INJUSTICE DES JUGEMENTS DE LA COUR
La moralité de la fable nous invite à juger par cette histoire de la perversion de la justice dans les « jugements de Cour ». Mais le message est plus complexe, comme est plus complexe la mécanique de la flatterie.
1. Le lion et le Renard
Le Renard a-t-il pris seul l’initiative de la flatterie ? Le Lion était peut-être d’autant plus enclin à la sincérité qu’il savait d’avance que les courtisans le disculperaient. En témoigne le " nous" du vers 23, faussement ambigu : s’il semble désigner le peuple animal rassemblé (v. 21), il s’agit en fait d’un pluriel de majesté. Le Roi seul peut parler de ses fautes "sans indulgence" (v. 23), parce qu’il sait pouvoir compter sur l’indulgence des autres. Il se garde bien d’ailleurs de préciser comment sera reconnu "le plus coupable" (v. 33) : tout se passe comme si le Lion savait d’avance qu’il ne serait pas question de juger " selon toute justice ". Il y a donc dans le discours du Lion comme une invitation que le Renard est le premier à comprendre : il est remarquable que celui-ci intervienne aussitôt. On notera que la moralité ne condamne d’ailleurs pas le Renard.
2. Le Renard et le loup
L’intervention du Loup est plus scandaleuse que celle du Renard.
Il ne parle pas pour se dispenser d’une confession comme le Renard
car le Loup a déjà parlé, après le Tigre et
l’Ours, et parmi les " grandes puissances" (v. 45). Sa
" harangue" (v. 56 à 60) vient clore le débat
: elle nous fait glisser du style indirect ( "[II] prouva [...] qu’il
fallait dévouer", v. 56-57) au style indirect libre (c’est-à-dire
l’effacement du verbe introducteur, ( "Manger l’herbe
d’autrui ! quel crime abominable ! ", v. 60). La transition
est insensible : le vers intermédiaire (v. 58) est encore au style
indirect (il dépend toujours de" il prouva" ), mais il
comporte de quasi citations de style direct ( "ce pelé, ce
galeux" ). La harangue traduit aussi la duplicité de l’animal
(le mot "clerc", au vers 56 : " quelque peu clerc ",
est à prendre au sens de " savant ", mais avec une nuance
péjorative). On ne sait d’ailleurs pas très bien où
finit la harangue du Loup et où commencent les réactions
de rassemblée (v. 59 ; v. 62). Tous les animaux sont donc finalement
responsables de cette perversion de la justice.
La moralité de la fable ne dit rien du Roi ni du Renard : c’est
la réunion des courtisans à la cour qui pervertit l’idée
de justice et interdit la sincérité.
